Certains pères sont des héros; le mien est un raté de première. Présentation.
Prologue
Tout ce billet raconte des histoires de famille pas très morales. Elles sont ici parce que ça m’a évité une thérapie de les taper au clavier[1], pour que je m’en souvienne et pour que mes propres enfants puissent savoir un jour, au cas-où. Vous voilà avertis. C’est pas du déballage, pas du règlement de comptes, juste un état des lieux. Dernière phrase avant l’avalanche, il est juste encore temps d’aller lire autre chose ailleurs.
Période rose
Je suis né peu après mai 68, mais son esprit[2] n’avait pas dû encore arriver dans le petit coin de campagne où habitaient mes parents, leurs parents et quelques autres. Au contraire de celle de ma mère, la famille de mon père est plutôt aisée et hautement patriarcale; les femmes ne décident rien, pas même le menu des repas. Elles ne font que servir les hommes qui, en retour, leur octroient quelques droits, mais surtout pas celui de disposer d’argent personnel. Leur place est en cuisine, même si le rôti-à-la-broche[3] et l’assiette de charcuterie pic-niquée dans le coin[4] les beaux dimanches sont l’occasion de voir les hommes faire la cuisine. Et, même là, les femmes ne se mettent pas à la table des hommes, surtout quand ils jouent aux cartes. Les hommes sont des roitelets, les femmes des vassales.
Arriver dans ce monde en tant que garçon et aîné est un plaisir[5]: tout tourne autour de vous! Tout le monde n’a d’yeux que pour vous: voici venu l’aîné de la plus solide et directe branche de la famille, l’Héritier, jouez hautbois, résonnez musettes.
Période verte
Toujours dans mon petit coin de campagne, le monde continue à tourner autour de moi, même après la naissance de mon petit frère. Ma grand-mère paternelle mettra toujours un point d’honneur à lui expliquer, quand arrivait mon anniversaire, que c’était la fête à Laurent et que donc c’était normal que lui n’ait rien. Dans un même élan, elle expliqua toujours, quand arrivait l’anniversaire de mon frère, que, quand même, c’était aussi un peu la fête à son grand frère, qu’il fallait partager et que je méritais bien quelques cadeaux itou. Pour ma famille paternelle, l’aîné est le descendant, les autres des viennent-ensuite. Mon père, revenons à lui, est d’ailleurs, vous vous en doutez bien, l’aîné. Enfin… Pas tout à fait.
Disons qu’il est le garçon le plus aîné; le plus aîné de la famille. Sa grande sœur a le grand désavantage d’être une fille! Une fille comme aînée, non, mais vous vous rendez compte! En plus, si on gratte un peu[6], c’est un peu plus compliqué que ça. Dans les années quarante, les distractions devaient se compter sur les doigts d’un manchot dans la vallée et ma grand-mère maternelle devait être un joli petit lot. Parce qu’elle a fricoté avec un des notables du village et qu’il en est résulté une petite fille. Et ledit notable était, lui, déjà marié. Scandale? Non, dans la vallée, si tout se sait, rien ne se dit. Mon grand-père épousera ensuite ma grand-mère et fera officiellement comme s’il s’agissait de sa propre fille, même si elle ne porta pas son patronyme[7]. Du coup, ma cousine et -surtout- mon cousin sont hors course pour devenir la prochaine branche noble de la famille, issus qu’ils sont d’une bâtarde. Mon père a donc une autoroute devant lui : quoi qu’il arrive, ce sera lui le patriarche, le chef de la famille.
De son côté, mon père grimpe à toutes échelles : professionnelle, il devient chef dans son usine; artistique, il devient directeur et compositeur de sa fanfare; féminine enfin, il plait de plus en plus aux dames, ce qui est une nouveauté par rapport à ses aïeux. Tout le monde l’admire, il devient égocentrique et son cerveau passe en mode one-way : il parle beaucoup mais n’écoute personne[8].
Période blanche
Sans que mon frère ou moi ne nous en rendions alors compte, vu notre très jeune âge, mon père n’était pas le modèle courant. C’était même plutôt le modèle courant-d’air. Les nuits où il dort à la maison sur une semaine se comptent sur les doigts d’une seule main. Avec tout ce monde qui l’admire partout, à la maison on ne fait pas le poids. Du coup l’endroit devient moins intéressant, moins fréquentable.
Il me revient en tête un jour, samedi ou dimanche, où nous étions partis avec lui en laissant maman à la maison. On retrouvait une dame et sa toute petite fille dans un restaurant. Au retour, dans la voiture, père nous demandait de ne pas dire à maman ce que nous avions fait. Il nous conseillait même de lui dire que nous avions parlé d’une émission télé de l’époque[9]. Oui, notre père nous demandait de mentir, à notre propre mère! C’est monstrueux!.. Mais nous étions petits et avions cette charogne en haute estime, alors on a menti sans même penser que c’était mal. Je me souviens aussi d’un soir, un peu plus tard, où ma mère était à la gym[10]. Il le savait bien, le bougre, c’est pour ça qu’il passait ce soir-là. À peine le temps de nous dire bonjour qu’il décharge déjà son linge sale, en charge du propre et fout le camp. Sa maitresse principale du moment n’aimait sans doute pas faire sa lessive. Pour tous les petits garçons du monde, le père est le modèle à suivre, absolument. Ainsi j’ai dit un jour à ma mère Quand je serai grand, je ferai comme papa: j’aurai une femme et beaucoup de fiancées! Cela devait sembler tout à fait normal, tout le monde ne faisait-il pas comme ça?
Mes deux grands-pères essaient, ensemble -ce qui est déjà exceptionnel- de raisonner le grand manitou, de lui dire qu’il a une famille et qu’il faudrait voir pour arrêter d’aller butiner hors du nid. Mais rien n’y fait; son propre père n’a plus d’emprise sur lui, l’élève a dépassé le maître, trop veux, plus dans son époque. On doit tout à l’homme nouveau et il est hors de question qu’il fasse un truc qu’il ne voulait pas faire. Sans y faire forcément attention, tout le monde se plie à ses volontés.
Période rouge
Plus tard, j’ai commencé l’école. J’y ai vu des tas de petits enfants, normal. J’y ai vu aussi des papas… Des papas avec leurs enfants?!? Mais qu’est-ce que c’est qu’ce binz? Je commençais à me rendre compte que les papas des autres étaient drôlement attentionnés avec leurs enfants, voire carrément présents. Les autres partaient le samedi en famille; chez nous papa partait seul. Et ne revenait pas avant dimanche soir.
De plus en plus, notre blaireau est désormais aux abonnés absents. La séparation officielle est un souvenir bien à part: le jour de mes 10 ans, ma mère a reçu les papiers de la séparation. J’ai alors insisté pour qu’elle les remplisse et renvoie le jour-même; lui disant que c’était là le plus beau cadeau à me faire cette année-là : mettre, de notre fait pour une fois, un peu de distance avec Monsieur.
Puis le divorce est prononcé, avec tout ce qui va autour. Le parâtre doit venir nous chercher un dimanche sur deux du matin au soir. Au début, il venait, nous apportait chez ses parents et repartait. De retour en fin d’après-midi, il mangeait avec ses parents et nous puis nous rapportait chez notre mère. Plus tard, ses visites furent de plus en plus espacées. Je me souviens de nombreux dimanches matins où, avec mon jeune frère, nous scrutions la fenêtre de la cuisine afin de voir passer sa voiture -facilement reconnaissable. Dix heures, dix heures et demie, onze heures… Avant midi, maman rangeait nos habits, signe qu’on ne partirait pas ce dimanche. Quelques fois même, nous voyions passer la voiture mais.. elle ne tournait pas, il allait se balader sans nous alors qu’il était convenu qu’il vienne… Quel père, digne de ce nom, peut faire ça régulièrement à des enfants de 10 ans environ? Je nous revois encore, avec mon frère, à attendre des heures devant cette satanée fenêtre de la cuisine.
Période orange
Peu après, nous avons appris que nous avions une demi-sœur, papa et la dame avaient eu une petite fille. C’est peu après cette époque qu’il arrête définitivement de venir nous chercher. Il ne nous amène plus chez ses parents et y amène la première fille de la dame et sa fille; on le saura des années plus tard en visionnant les archives des films super-8 du grand-père. Il doit probablement dire à ses parents qu’il nous voit sans nous amener chez eux. S’il pouvait mener ses enfants en bateau, je pense qu’il pouvait en faire de même avec le reste de la famille. Il devient aussi, un peu plus, pilier de bistro; il a la bière triste et humide. Il se fait une bonne réputation dans les cafés de la région.
Jour gris
Un jour, je devais avoir 18 ans environ, père m’appelle, il veut me parler. Grand dieu! Serait-il redescendu sur terre? Se serait-il rendu compte de son attitude? Aurait-il des regrets? Étant d’un tempérament plutôt positif[11], j’y vais, trop impatient d’entendre sa demande de pardon, ses explications, ses excuses. Il m’emmène dans un café et là, déjouant tous mes plans avec machiavélisme, il me pleure dans le gilet: la dame l’a viré! Il a même pas pu prendre ses chaussures, il est en chaussettes!! D’habitude, c’est lui qui les quittait, quoi, merde, c’est pas sympa de lui faire ce coup-là! Je suis estomaqué, les mots me manquent à l’époque comme aujourd’hui. Il ne se rend pas compte qu’il vient, une fois encore, de me tirer une balle dans le genou. Je dois avouer que je l’ai pas vraiment consolé…
Jour azur
Un autre jour, je devais avoir 25 ans, bien après toutes ces histoire, après avoir fait un trait sur ce monstre et, malheureusement, sur tout un côté de ma famille, je travaille au stand du Club Rock de la fête locale avec mon frère lorsqu’un pote à lui nous dit avoir vu notre sœur et qu’elle passera ce soir. Chic alors! Ce qu’elle fît, elle vint même avec sa (demi-)sœur (la première fille de la dame) et… notre père! Je suis de bonne humeur, les filles sont là : je lui laisse une chance. Las, je dois constater que ce foutriquet en est toujours à la même. Insensible au fait que c’est la première fois que tous ses enfants sont ensemble, avec lui, il débite ses formidables aventures au kilomètre, sans nous écouter, sans même nous laisser le temps de parler. Je ne pense même pas qu’il avait peur de ce qu’on pourrait avoir à dire; il lui manque juste, vraiment, une case. Il ne peut imaginer que nous ayons quelque chose à dire, nous. Quant à lui, son safari en Afrique, il n’avait rien d’autre à nous dire. Pitoyable.
Période bleue
Tant pis, nous on a pas attendu sur lui pour relancer nos relations sur des bases saines et expurgées de son empreinte. Aujourd’hui, plus de 10 ans plus tard j’ai de très bonnes et régulières relations avec mon frère, bien entendu, avec cette demi-sœur, qui n’a de demi que le nom et aussi avec cette sœur qui, sans même un demi dans le nom, l’est entièrement pour moi. Je suis fier de dire aujourd’hui que je les aime tous les trois et que j’apprécie chaque moment passé avec eux et leurs petites familles respectives. Nous n’étions tous qu’enfants à l’époque des faits, nous n’avons rien choisi. On peut le faire aujourd’hui, profitons-en.
Épilogue
Je ne suis pas là pour donner des conseils; ni aux enfants, ni aux parents. Autour de moi, je vois des papas qui quittent des mamans et des enfants. Je leur souhaite de ne jamais lire un tel récit venant de leurs enfants. Il n’en tient qu’à eux, à la façon dont il géreront cette difficile étape.
Notes
[1] Hahaha!
[2] Si toutefois il exista.
[3] Dont la broche est confectionnée par les hommes du clan, mécaniciens de père en fils.
[4] Stupide aire bétonnée en pleine forêt. Entourée de barbelés, elle est réservée au clan et aux familles amies.
[5] Avec la naïveté de l’enfance.
[6] Je ne l’apprendrai que plus tard.
[7] Faut pas pousser non plus!
[8] …d’autre que lui, donc.
[9] Système D pour les nostalgiques.
[10] Ah, les années 80!
[11] J’avais 18 ans, j’ai dit!
toujours autant prolifique et allumé le baaw…
Tout de bon à la tribu des lol
Cher Lol,
Quelle leçon, je veux dire quelle leçon pour moi. Forçément la lecture d’un billet d’une telle lucidité ne peut que me renvoyer à ma propre histoire. Celle des gosses avec la clef autour du cou et de ses pères qui n’existent qu’au téléphone. Le temps passe, je devrai peut-être y penser avant que tout cela ne se noie avec le temps.
Salutation. Respect. Robustesse 🙂
Mon cher,
Quel message empreint de réalisme et de perspicacité. C’est bien dit, ni plus, ni moins. Je me souviens bien… Nous étions à l’école ensemble et tu n’osais pas trop en parler…
Le temps a passé, les plaies se referment. Un seul conseil, car j’ai été des deux côtés de la barrière (auto-reproduction des classes sociales), en cherchant son propre bonheur et en le communiquant, les autres deviennent heureux à leur tour. J’ai "réussi" où mes parents se sont plantés.
Très bon message tout empreint de valeurs justes.
Bravo